CHAPITRE XIII
Paris

Le temps d’arriver à Paris, j’avais effectué assez de voyages dans le XIIIe siècle pour quatre existences, et même si j’étais ébloui par mille spectacles extraordinaires, depuis les maisons à colombages de Londres serrées les unes contre les autres jusqu’aux châteaux normands perchés sur des collines et la neige qui tombait inlassablement sur tous les villages et villes que je traversais, nous avions hâte de parvenir jusqu’à Godwin pour lui exposer l’affaire.

Je dis « nous », car Malchiah me fut visible de temps à autre durant ce voyage et m’accompagna même une partie de la route dans le coche menant à la capitale ; mais il ne me donna pas de conseil, hormis pour me répéter que les vies de Fluria et de Meir dépendaient de mes actes.

Quand il apparut, ce fut sous l’habit d’un dominicain, et, chaque fois que mon véhicule supportait quelque avarie, il se manifestait pour me rappeler que j’avais de l’or dans mes poches, que j’étais robuste et capable de faire ce qui m’était demandé, qu’un autre chariot arriverait, conduit par un cocher assez bon pour nous laisser voyager avec ses sacs son ampleur et sa magnificence, et je songeai que j’avais devant moi ce qui allait devenir l’une des plus imposantes cathédrales du monde.

J’y entrai et la trouvai remplie de monde, certains agenouillés dans la pénombre, d’autres allant de chapelle en chapelle, et je m’inclinai sur les pierres nues, près de l’une de ses immenses colonnes, en priant que le ciel m’accorde force et courage. Ce faisant, j’eus l’étrange impression de passer par-dessus Malchiah, de court-circuiter en quelque sorte la hiérarchie. Je me répétai que c’était absurde, que nous travaillions tous les deux pour le même Seigneur et Maître, et mes lèvres murmurèrent cette prière que j’avais prononcée voilà si longtemps : « Seigneur Dieu, pardonne-moi de m’être éloigné de Toi. »

Je vidai mon esprit, n’écoutant que les conseils de Dieu. Etre ainsi agenouillé dans cet immense et magnifique monument fit naître en moi une gratitude indicible. Mais, surtout, je fis ce pour quoi cette cathédrale m’était destinée : je m’ouvris à la voix du Créateur et baissai la tête. Soudain, je pris conscience que, bien que redoutant de faillir à ma mission pour Fluria, Meir et les juifs de Norwich, j’étais heureux. Cette mission était un présent sans prix et je ne pourrais jamais assez remercier le Seigneur de la mission qu’il m’avait confiée. Cela ne suscita aucune fierté en moi, mais plutôt un émerveillement. Et je me surpris à parler silencieusement à Dieu.

Plus je restais là, plus je me rendais compte que je menais une existence comme je n’en avais jamais connu à mon époque. J’avais alors si complètement tourné le dos à la vie que je n’y connaissais personne autant que Meir et Fluria ; je n’avais pour personne l’immense dévouement dont je faisais preuve pour cette jeune femme. Et la folie de la situation, le désespoir absolu et le vide implacable de ma vie me frappèrent brutalement.

Dans la pénombre, je contemplai au loin le chœur de la cathédrale et implorai le pardon. Quel misérable instrument j’étais ! Mais si mon absence de scrupule et ma ruse, ces talents cruels qui étaient les miens, pouvaient être utiles ici, je ne pouvais que m’émerveiller de la majesté de Dieu.

Une autre pensée plus profonde me hantait, mais je ne pus l’identifier. Il était question du tissu que forment le bien et le mal, de la manière dont le Seigneur peut extraire ce qu’il y a de glorieux dans les apparents désastres de l’être humain. Cette pensée était trop complexe pour moi. Je sentis que je n’étais pas apte à la comprendre entièrement – seul Dieu étant en mesure de discerner comment les ténèbres et la lumière se mêlent ou se distinguent –, et je ne pus qu’exprimer ma contrition et prier pour avoir le courage de mener ma mission à bien. Et je pressentis autre chose, d’une manière étonnamment soudaine : tout mal qui pouvait survenir n’avait rien à voir avec l’immense bonté de Fluria et de Meir, que j’avais moi-même constatée.

Finalement, je prononçai une petite prière pour que la Mère de Dieu intercède pour moi, puis je me relevai et sortis à pas lents afin de savourer la suave pénombre éclairée par les cierges avant de retrouver la froide lumière de l’hiver.

Il ne servirait à rien de décrire en détail la saleté des rues de Paris, avec leurs caniveaux centraux remplis de fange, ni les nombreuses maisons de trois ou quatre étages, ni la puanteur des morts dans l’immense cimetière des Innocents, où l’on menait toutes sortes de transactions sous la neige parmi les nombreuses tombes. Il ne servirait à rien de tenter de rendre l’impression d’une ville où tous – infirmes, bossus, petits et grands, armés de béquilles, ployant sous le faix ou marchant d’un pas pressé et dégagé – vaquaient, vendant, achetant, les uns détalant et les autres, riches, portés dans des litières ou foulant bravement la boue de leurs bottes, cette populace affairée, souvent vêtue de simples cottes et de manteaux à capuche, enveloppée jusqu’aux dents de laine, de velours ou de fourrure de toute espèce pour se protéger du froid.

Constamment, des mendiants tendaient les mains, et je ne cessais de leur donner quelques pièces avec un signe de tête devant leur reconnaissance éperdue, tant il semblait que l’or et l’argent que contenait ma bourse étaient inépuisables.

Mille fois je fus séduit par ce que je voyais, mais je devais résister. Je n’étais pas venu, comme me l’avait rappelé Malchiah, pour contempler la ville ; ni pour regarder les marionnettistes donner leur spectacle aux carrefours ; ni pour m’émerveiller, devant la porte ouverte des tavernes, de cette vie grouillante dans la rigueur de l’hiver, à une époque reculée et pourtant si familière.

Il me fallut moins d’une heure pour me frayer un chemin dans les rues étroites et encombrées afin de gagner le quartier étudiant, où je me retrouvai soudain entouré d’hommes et de garçons de tous âges vêtus de frocs et de bures. Presque tous avaient rabattu le capuchon de leur lourd manteau, et l’on pouvait distinguer le riche du pauvre à la quantité de fourrure qui bordait les vêtements et parfois même les bottes.

Tous s’affairaient autour des nombreux cloîtres et églises par des ruelles qui serpentaient à la lueur des lanternes accrochées aux murs. Pourtant, on m’indiqua facilement le prieuré des dominicains, avec sa petite église et ses grilles ouvertes, et je trouvai Godwin, que les étudiants m’avaient décrit comme un homme de haute taille, aux vifs yeux bleus et à la peau très pâle, assis sur un banc, en train de discourir dans la cour du cloître devant une assistance nombreuse.

Il parlait avec énergie et facilité un magnifique latin, et ce fut un pur délice de l’entendre s’exprimer – et les élèves lui répondre et le questionner – avec tant d’aisance dans cette langue.

La neige tombait moins dru. Çà et là, des feux réchauffaient les étudiants, mais le froid était terrible, et j’appris bientôt en surprenant quelques chuchotements que Godwin était si recherché, maintenant que Thomas et Albert étaient partis enseigner en Italie, que ses élèves ne pouvaient tous être admis à l’intérieur.

Godwin ponctuait de gestes expressifs les paroles qu’il adressait à cet océan de visages attentifs ; certains griffonnaient studieusement, d’autres étaient assis sur des coussins de cuir ou de feutre, voire à même le sol. Si je savais que Godwin était un homme remarquable, je fus étonné d’abord par sa haute taille, et, surtout, par ce rayonnement que Fluria avait tenté de me décrire. Ses joues étaient rougies par le froid et ses yeux flamboyaient de passion pour les concepts et les idées qu’il exposait. Il semblait investi dans ce qu’il disait et faisait. Un aimable rire ponctuait certaines phrases, et il se tournait d’un côté puis de l’autre pour englober chacun durant ses démonstrations.

Il portait des mitaines, tandis que presque tous les étudiants avaient des gants. J’avais les mains gelées, même si je portais des gants de cuir depuis que j’avais quitté Norwich, et je regrettai que Godwin n’en eût pas. Ses élèves étaient en train de rire d’un de ses traits d’esprit quand je trouvai une place sous les arches du cloître, contre un pilier. Il leur demanda alors s’ils se rappelaient une importante parole de saint Augustin, qu’ils furent nombreux à s’empresser de citer. Il s’apprêtait à se lancer dans un nouveau sujet quand nos regards se croisèrent ; il s’interrompit aussitôt.

J’ignore si d’autres comprirent pourquoi il s’était tu, mais, moi, je le savais. Quelque chose passa sans un mot entre nous, et j’osai hocher la tête. Puis, avec quelques mots distraits, il mit fin à son cours.

Il aurait été submergé par ceux qui venaient le questionner s’il ne leur avait dit patiemment qu’il avait fort à faire et qu’il était frigorifié, puis il me rejoignit, me prit par la main et m’entraîna dans le cloître, à travers de longs couloirs, jusqu’à sa cellule.

La pièce, Dieu merci, était spacieuse et chaude. Elle n’était pas plus luxueuse que celle de Junípero Serra à la mission de Carmel, que je voyais au début du XXIe siècle, mais elle débordait de choses merveilleuses.

Des charbons rougeoyant dans un brasero diffusaient une agréable chaleur, et il alluma rapidement plusieurs grosses chandelles qu’il plaça sur sa table et son lutrin, auprès de son lit étroit, puis il me fit signe de m’asseoir sur l’un des bancs.

Je songeai qu’il devait donner souvent des cours ici ou qu’il avait dû le faire avant que son assistance devienne trop nombreuse. Un crucifix était accroché au mur, et il me sembla apercevoir plusieurs petites images votives que je ne pus distinguer dans la pénombre. Un mince et dur coussin était posé devant le crucifix qui dominait une image de la Madone ; c’était sans doute là qu’il s’agenouillait pour prier.

— Oh, pardonnez-moi, dit-il d’un ton affable et généreux. Venez donc vous réchauffer auprès du feu. Vous êtes blême de froid et trempé.

Il m’ôta d’un geste vif ma houppelande, enleva la sienne et alla les accrocher au mur afin de les faire sécher. Puis, avec un linge, il m’essuya la tête et le visage avant d’en faire autant pour lui. Alors seulement il ôta ses mitaines et se réchauffa les doigts devant le feu. Je m’aperçus que son froc blanc et son scapulaire étaient élimés et rapiécés. Godwin était mince, et sa tonsure rehaussait la vivacité de ses traits.

— Comment me connaissez-vous ? demandai-je.

— Fluria m’a prévenu que je vous reconnaîtrais dès que je vous verrais. Sa lettre ne vous a précédé que de deux jours. L’un des lettrés juifs qui enseignent l’hébreu me l’a apportée. Et j’ai été inquiet depuis, non de ce qu’elle écrivait, mais de ce qu’elle me taisait. Elle m’a demandé de vous ouvrir entièrement mon cœur.

Il m’avait dit cela avec une grande confiance, et je sentis sa grâce et sa générosité quand il poussa l’un des petits bancs auprès du brasero et s’assit. Il y avait de la fermeté et de la simplicité dans le moindre de ses gestes, comme s’il n’avait plus besoin du moindre artifice depuis longtemps. Il plongea la main dans l’une de ses volumineuses poches, sous son scapulaire blanc, et en sortit la lettre, un parchemin plié, qu’il déposa dans ma main. Elle était en hébreu, mais, comme Malchiah me l’avait promis, je n’eus aucune peine à la lire.

Ma vie est entre les mains de cet homme, frère Toby. Accueille-le avec bienveillance, dis-lui tout et il te dira tout car il n’y a rien qu’il ne sache sur les circonstances passées et présentes ; mais je n’ose ici t’en dire davantage.

Fluria n’avait signé que de son initiale. Mais personne ne pouvait mieux connaître son écriture que Godwin.

— Je me doutais que quelque chose n’allait pas depuis quelque temps, avoua-t-il. Vous savez tout. Alors laissez-moi vous dire, avant que je vous assaille de questions, que ma fille Rosa a été gravement malade durant plusieurs jours et a dit que sa sœur Lea souffrait grandement.

« C’était durant les plus beaux jours de Noël, quand les processions et les pièces devant la cathédrale sont plus délicieuses qu’à aucun autre moment de l’année. J’ai pensé qu’elle était peut-être simplement effrayée, nos coutumes chrétiennes étant encore nouvelles pour elle. Mais elle a soutenu qu’elle souffrait à cause de Lea.

« Ces deux enfants sont, comme vous le savez, jumelles, et il se trouve que Rosa peut éprouver parfois les mêmes choses que Lea ; il y a deux semaines, elle m’a dit que Lea n’était plus de ce monde. J’ai tenté de la réconforter, de la persuader que cela ne se pouvait. Je lui ai assuré que Fluria et Meir m’auraient écrit s’il était arrivé quelque chose à Lea, mais Rosa est convaincue que Lea n’est plus en vie.

— Votre fille a raison, admis-je tristement. C’est le cœur de tout ce drame. Lea est morte de passion iliaque. Rien n’a pu être fait. Vous savez comme moi qu’il s’agit d’un mal de ventre et de l’intestin provoquant de grandes douleurs. On en meurt presque à coup sûr. Et c’est ainsi que Lea est morte dans les bras de sa mère.

Il se cacha le visage dans les mains. Je crus un instant qu’il allait éclater en sanglots. Mais il répéta dans un murmure le prénom de Fluria puis, en latin, supplia le Seigneur de la consoler de la mort de son enfant. Il se redressa enfin et me regarda ; je vis la douleur sur son visage.

— Ainsi, cette belle enfant qu’elle avait gardée lui a été enlevée. Et Rosa demeure, robuste et saine, avec moi. Oh, quelle cruauté ! s’écria-t-il, les larmes aux yeux.

Son visage, si avenant, était assombri par la tristesse. Il secoua la tête avec une expression de sincérité presque enfantine.

— Je suis profondément navré, murmurai-je.

Nous restâmes un long moment silencieux en mémoire de Lea. Son regard semblait perdu dans le lointain. Il se réchauffa un peu les mains et les laissa retomber sur ses genoux. Je vis les couleurs revenir lentement sur son visage.

— C’est la mort, pourtant naturelle, de l’enfant qui a entraîné la persécution de Fluria et de Meir, dis-je après ce long silence.

— Comment cela se peut-il ?

Il y avait en lui une innocence indicible. Peut-être « humilité » serait-il un terme plus juste. Je ne pus m’empêcher de remarquer la beauté de cet homme, due non seulement à ses traits réguliers et à son visage lumineux, mais aussi à cette humilité et à la puissance qu’elle recelait. Un homme humble peut vaincre n’importe qui, et celui-ci semblait n’avoir rien en lui de cette fierté masculine où toute émotion et toute expression sont réprimées.

— Racontez-moi, frère Toby, ce qui est arrivé à ma chère Fluria. (Ses yeux s’embuèrent de larmes.) Mais, avant, laissez-moi vous dire, en toute sincérité, que j’aime Dieu et que j’aime Fluria. Dieu comprend cela.

— Je le comprends aussi. Je connais votre longue correspondance.

— Elle a été pour moi la lumière qui m’a maintes fois guidé. Et, bien que j’aie renoncé au monde pour entrer chez les dominicains, je n’ai pas renoncé à mes échanges avec elle, parce que cela n’a jamais représenté pour moi que le plus grand bien. La piété et la bonté d’une femme comme Fluria sont rares chez les gentilles, mais il est vrai que j’en connais fort peu. Il semble qu’une certaine gravité habite d’ordinaire les femmes juives. Fluria ne m’a jamais écrit un mot que je ne pouvais ou n’aurais pu partager avec d’autres pour leur bien – jusqu’à ce billet arrivé il y a deux jours.

Ces mots produisirent un effet étrange sur moi, car j’étais à moitié amoureux de Fluria pour ces raisons et je me rendais compte pour la première fois qu’elle était extrêmement sérieuse, habitée par ce que l’on nomme la gravitas. De nouveau, elle me rappela quelqu’un que j’avais connu mais que je ne pouvais identifier. Une certaine peur et une certaine tristesse y étaient attachées. Mais, encore une fois, avais-je le temps d’y penser ? Cela aurait été commettre un péché que de songer à mon « autre vie ».

Je jetai un regard circulaire sur la cellule, avec ses nombreux livres posés sur les étagères et les parchemins étalés sur la table. Je regardai Godwin, qui attendait, puis je lui racontai tout. Pendant une demi-heure, je lui expliquai ce qui s’était passé.

— Imaginez le chagrin de Fluria, dis-je, puisqu’elle ne peut l’exprimer étant donné l’imposture qui doit être commise. Celle que nous devons réaliser à présent, insistai-je, tout comme Jacob quand il dupa son père, Isaac, puis plus tard Laban, afin d’accroître son troupeau. L’heure est à la dissimulation, car la vie de toutes ces personnes est en jeu.

Il sourit et hocha la tête sans s’opposer à ce raisonnement. Puis il se leva et fit les cent pas dans la petite pièce. Enfin, il s’assit à sa table et, sans plus me prêter attention, rédigea une lettre. Je le regardai griffonner, sabler sa lettre, griffonner encore. Puis il signa, plia le parchemin et le scella à la cire.

— Ceci est destiné à mes frères dominicains de Norwich, à frère Antoine, que je connais personnellement. Je me porte garant de Fluria et de Meir et je certifie ici qu’Eli, le père de Fluria, fut autrefois mon maître à Oxford. Je pense que cela changera quelque chose, mais ce ne sera pas suffisant. Je ne puis écrire à lady Margaret. Si je le faisais, elle jetterait sans nul doute ma lettre au feu.

— Il y a un danger dans cette lettre, objectai-je.

— Comment cela ?

— Vous y avouez connaître Fluria. Quand vous avez rendu visite à Fluria, à Oxford, quand vous êtes parti avec votre fille, les frères d’Oxford n’en ont-ils pas eu connaissance ?

— Le Seigneur me vienne en aide, soupira-t-il. Mon frère et moi avons tout fait pour garder le secret. Seul mon confesseur sait que j’ai une fille. Mais vous avez raison. Les dominicains d’Oxford connaissaient fort bien Eli, le chef de la communauté, qui parfois leur enseignait. Et ils savent que Fluria avait deux filles.

— Précisément. N’écrivez pas une lettre qui attire l’attention sur vos liens !

Il jeta la missive dans le brasero et la regarda brûler.

— J’ignore comment résoudre cela, admit-il. Je n’ai jamais affronté plus triste et plus affreux dilemme. Oserons-nous une imposture quand les dominicains d’Oxford pourraient informer ceux de Norwich que Rosa joue le rôle de sa sœur ? Je ne puis lui faire affronter ce danger. Non, elle ne peut entreprendre ce voyage.

— Trop de gens en savent trop. Mais il faut mettre fin à ce scandale. Oseriez-vous venir défendre ce couple devant l’évêque et le bailli ?

Je lui expliquai que le bailli soupçonnait déjà la mort de Lea.

— Que faut-il donc faire ?

— Tenter l’imposture, mais avec plus de ruse et entourée de plus de mensonges. C’est le seul moyen.

— Expliquez-moi.

— Si Rosa est disposée à jouer le rôle de sa sœur, nous l’emmenons sur-le-champ à Norwich. Elle prétendra être Lea et être allée retrouver Rosa à Paris. Elle pourra s’indigner qu’on ait voulu causer du tort à ses parents. Et exprimer l’envie de retourner auprès de sa sœur au plus tôt. En avouant l’existence d’une sœur jumelle convertie au Christ, vous fournirez une raison à son brusque départ pour Paris au milieu de l’hiver : elle voulait être avec sa sœur, dont elle a été séparée depuis peu de temps. Et vous n’avez aucune raison d’avouer que vous êtes leur père.

— Vous savez ce que dit la rumeur ? m’apprit-il soudain. Que Rosa est, en réalité, l’enfant de mon frère Nigel. Car Nigel m’a soutenu durant tout ce temps. Comme je vous l’ai dit, seul mon confesseur connaît la vérité.

— Tant mieux. Écrivez dès maintenant à votre frère ; racontez-lui tout et demandez-lui de se rendre à Norwich. Cet homme vous aime, Fluria me l’a dit.

— Oh, certes, et depuis toujours, malgré les efforts de mon père pour infléchir sa volonté.

— Eh bien, qu’il fasse le voyage et jure que les enfants sont ensemble à Paris. Nous prendrons la route aussi vite que possible avec Rosa, qui prétendra être Lea, indignée et peinée du sort de ses parents, et pressée de retourner aussitôt à Paris avec son oncle Godwin.

— Ah, je vois de la sagesse dans ce plan. Mais il signera la honte de Fluria.

— Nigel n’est pas obligé de dire qu’il est le père. Laissons juste les gens le penser.

Il réfléchit longuement à mes paroles. Je savais qu’il envisageait les différentes implications. Les filles, en tant que converties, pouvaient être reniées et perdre ainsi leur fortune. Fluria avait parlé de cette éventualité. Mais je voyais bien une Rosa passionnée, faisant semblant d’être une Lea indignée et repousser ceux qui menaçaient les juifs de Norwich. Personne, dans la ville, n’aurait l’outrecuidance d’exiger que sa sœur soit elle aussi présente.

— Ne voyez-vous pas que ce stratagème arrange tout ? insistai-je.

— Si, et fort élégamment, répondit-il, toujours pensif.

— Il explique pourquoi Lea est partie. L’influence de lady Margaret l’a amenée à embrasser la foi chrétienne. Elle a donc désiré être auprès de sa sœur convertie. Dieu sait que tout le monde, en Angleterre et en France, cherche à convertir les juifs au christianisme. Et il est simple d’expliquer que Meir et Fluria ont fait tant de mystères parce que, pour eux, c’est une double déception. Quant à vous et à votre frère, vous êtes les parrains de jumelles nouvellement converties. C’est très clair dans mon esprit.

— J’essaie de me le représenter.

— Pensez-vous que Rosa puisse jouer le rôle de sa sœur Lea ? L’en croyez-vous capable ? Votre frère vous prêtera-t-il son concours ? Et pensez-vous que Rosa y sera disposée ?

Il réfléchit à cela un long moment puis déclara simplement que nous devions aller trouver Rosa le soir même, bien qu’il fût tard et que la nuit fût tombée. Par la petite fenêtre de la cellule, je ne voyais que l’obscurité, mais peut-être était-ce la neige qui avait recommencé à tomber.

Il se rassit et écrivit une autre lettre, qu’il me lut en même temps.

Cher Nigel, j’ai bien besoin de toi, car Fluria et Meir ; mes très chers amis, et les amis de mes filles sont en grave danger, en raison de récents événements que je ne puis expliquer ici, mais que je te confierai dès que nous nous verrons. Je te demande d’aller aussitôt m’attendre en la ville de Norwich, où je me rends ce soir même, de t’y présenter au bailli, qui détient plusieurs juifs dans le château pour les protéger ; et de lui faire savoir que tu les connais fort bien et que tu es le tuteur de leurs deux filles — Rosa et Lea – devenues chrétiennes et vivant à présent à Paris sous la tutelle de frère Godwin, leur parrain et dévoué ami. Sache que les habitants de Norwich ignorent que Meir et Fluria ont deux enfants et qu’ils sont fort surpris que la jeune fille qu’ils connaissaient ait quitté la ville.

Insiste pour que le bailli garde le secret sur cette affaire jusqu’à mon arrivée, où je t’expliquerai pourquoi tout doit être fait dès maintenant.

— Fort bien, dis-je. Pensez-vous que votre frère agira ?

— Mon frère, bon et aimant, ferait tout pour moi. J’en aurais dit davantage si je ne redoutais que cette lettre tombe entre de mauvaises mains.

Il sabla, signa et cacheta la lettre, puis il me fit signe d’attendre et quitta la cellule. Il s’absenta un long moment.

En contemplant la petite pièce qui sentait l’encre, le parchemin, le cuir des livres reliés et le charbon, je me surpris à penser que je serais heureux de passer ici toute ma vie ; d’ailleurs, je menais en ce moment une existence si supérieure à tout ce que j’avais connu jusque-là que je dus me retenir de pleurer. Mais l’heure n’était pas aux épanchements. Godwin revint, essoufflé et soulagé.

— La lettre partira à l’aube et ira bien plus vite que nous, car je l’ai confiée à l’évêque de Saint-Aldate, paroisse où se trouve le manoir de mon frère, qui la remettra à Nigel en mains propres. Je n’aurais pu parvenir seul à cela.

Nous reprîmes nos houppelandes et nous préparâmes à affronter la neige. Il allait remettre ses mitaines quand je glissai la main dans ma poche en murmurant une prière et en sortis deux paires de gants. Merci, Malchiah ! Il les regarda, hocha la tête et les enfila. Je vis bien qu’il n’en aimait guère le cuir de belle qualité et la doublure de fourrure, mais il ne discuta pas.

— Allons trouver Rosa, dit-il, et demandons-lui ce qu’elle désire faire. Si elle refuse sa tâche ou pense ne pas en être capable, nous irons témoigner seuls à Norwich.

Il marqua une pause et répéta dans un murmure : « Témoigner. » Je me rendis compte qu’il était troublé par les mensonges qu’il devrait proférer.

— Ne vous inquiétez point, lui conseillai-je. Le sang sera répandu si nous n’agissons pas. Et toutes ces personnes innocentes mourront.

Nous nous mîmes en route. Dehors nous attendait, avec une lanterne, un garçonnet qui ressemblait à un tas de guenilles. Godwin lui indiqua que nous allions au couvent où demeurait Rosa. Bientôt, nous nous pressâmes dans les rues sombres, passant devant de bruyantes tavernes, suivant l’enfant à la lanterne dans les tourbillons de neige.